Ressac [Itatchi]

Le soleil étincelait, loin, au dessus des nuages, des humains et de leurs occupations. Il étincelait, tentant d'illuminer les ruelles, les coupe-gorges et les places. Il brillait, irradiait, mais il n'y avait personne pour lever la tête et admirer la beauté de l'astre de jour, qui dispensait sa lumière sur le monde s'étendant au dessous de lui. Personne ne pensait à lever les yeux vers le soleil.
Ce jour-là encore moins que d'habitude. Et pour cause. Le soleil jouait à cache-cache, au dessus des nuages gris, noirs, rarement blancs. Le brouillard s'était levé dans la matinée, mais pas cette énorme boule de feu et de lumière qu'on appelait Soleil. Le Soleil boudait, et le ville Kasumi semblait encore plus triste et lugubre que de coutume.
Sur la plage, grisaille était le maître-mot. Grisaille du sable, terne, semblable à de la cendre, sans aucun reflet. Sable qui n'était même pas fin, où on ne pouvait s'étendre confortablement pour en goûter la douceur. Épais, rêche, il s'infiltrait dans les vêtements, formait des grumeaux sur le sol et n'était pas pour beaucoup dans la beauté toute relative du paysage. Grisaille du ciel, puisque le soleil faisait la tête, la voûte, bleue au dessus des autres villages, était grise à la perpendiculaire de Kazumi. Les nuages, noirs, épais, semblaient suspendus au dessus des têtes des habitants qui vaquaient à leurs occupations, sans prêter attention à ce temps maussade qu'ils connaissaient par cœur. Formant comme un toit de coton sale, ils étaient oppressants. Étouffants. Même la mer était grise, puisque le ciel se reflétait dans ses eaux agitées. Les vagues se soulevaient, poussées par la marée, se cabraient sur le sable grisâtre, et venaient dans un fracas de tonnerre se ruer sur l'estran. L'écume jaillissait, seule once de blancheur dans un paysage de noirceur. Le vent soufflait, hurlait, aux oreilles des rares promeneurs qui hâtaient leur pas, pressés de retrouver le confort douillet de leurs maisons, et le feu qui ronflait dans la cheminée. Tous passaient, le col du manteau relevé formant comme des œillères, sans jeter un seul regard à la mer qui grondait en abattant ses rouleaux écumants sur le sable terne.
Et sans jeter un seul regard à la silhouette solitaire assise sur un rocher que venaient lécher les lames.
Même de dos on voyait qu'il s'agissait d'une jeune femme, aux courbes, quoique discrètes, que formaient son corps encore juvénile, à ses longs cheveux noirs, agités par le vent, qui flottaient autour d'elle avec souplesse. Elle portait un pantalon de cuir couleur chocolat, brodé discrètement de fils d'or. Son buste était recouvert d'une tunique, à la matière légère, aérienne et chatoyante, couleur d'orage, aux nuances variées allant du gris bleu au noir, selon les plis que formait le tissu souple. Par dessus cette tunique elle avait posé une veste, recouvrant ses épaules. Une veste elle aussi en cuir, elle aussi couleur de chocolat, et elle aussi brodée de fils d'or. Ses bottes, d'un marron usé qui prouvaient, mieux qu'un long discours, leur vieille expérience, lui montaient jusqu'au genou, s'arrêtant juste au dessous de l'articulation souple et noueuse. Un katana, dans son fourreau, était posé juste à côté d'elle, à portée de main. Elle portait aussi, à sa ceinture, deux poignards à la lame effilée, et dont la fonction était claire: c'étaient des armes. Son visage était très pâle, couleur d'albâtre, et finement dessiné, tout en pointes, sans être anguleux pour autant. Elle possédait de grands yeux, légèrement en amande, aux pupilles et iris confondus dans la même noirceur d'encre. Des yeux qui pouvaient être de velours ou de pierre, de feu ou de glace. Pour l'heure, ils étaient simplement de nuit, perdus dans le spectacle monotone et pourtant passionnant des vagues s'abattant sur la plage, cherchant à aller toujours plus loin, puis revenant en arrière pour céder la place à d'autres, dans ce bruit de ressac si indescriptible et apaisant.
Une mèche barrait son front pâle, presque une frange, coupée en dégradé, du côté droit, et qui masquait à demi son œil.
Rilend était assise, face à la mer, sans paraître souffrir du vent glacé. Un genou remonté, pied sur le rocher, l'autre pied, le gauche, pendant à une trentaine de centimètres des vagues, une main posée négligemment sur son ventre, au bout de son bras replié, l'autre main, dans le prolongement du bras, posé sur la pierre froide pour soutenir son buste souple, la tête droite, elle regardait droit devant elle. Les pensées se succédaient dans sa tête, rimant avec des souvenirs révolus au goût amer de nostalgie. Elle observait le lent et infini mouvement des vagues, inlassables, sans mot dire. De temps en temps son regard se relevait pour se poser sur l'horizon, puis revenait se perdre dans l'incessant ressac.
Silence.
Calme.
Paix.
Une paix que troubla une sensation, familière et désagréable.
Elle n'était pas seule.